L’Ornière de Noël

Le conte de Noël de Jean Pierre Banville !

Foi de Père Noël !
Quoi de meilleur qu’une petite assiette de fromage bleu accompagnée d’une demi-bouteille de Jurançon doux ?
Le paradis sur terre, je vous le dis !
Quoi de meilleur avant de partir pour ma grande virée annuelle ? Il faut savoir économiser ses forces et surtout garder la tête froide : le bleu pour la force et le doux pour la tête.
J’attendais le dernier rapport d’itinéraire et de chargement : si vous n’êtes pas sur la liste, vous avez droit à un morceau de charbon. Avec la liste en main, je peux, grâce à mon I-Pôle, trouver la configuration idéale pour mon voyage.

– Père Noël, Père Noël… tout est prêt mais il va nous manquer une petite tonne de charbon !
Voilà Rustik, le gnome responsable des approvisionnements, qui vient me balancer ses problèmes entre les pattes.
– Comment ça, une tonne de charbon ? Depuis toutes ces années, le ratio est scrupuleusement le même : les bons et les méchants s’équilibrent ! On ne se trompe que rarement dans les gros chiffres. Tu as refait les calculs ?
– Au moins quatre fois ! Et j’arrive au morceau de charbon près à toutes les fois. Il n’y a pas d’erreur dans le calcul des charges ni dans la liste de distribution.
– Je peux voir le liste et la distribution géographique par bassins versants et unités communales ?
– Faites BVUC sur le I-Pôle puis aller chercher le PowerPoche « Distribution », demandez « Assistance Lumineuse », entrez trois fois votre mot de passe et le nombre d’orteils de votre grand-mère et pesez deux fois sur « Lancer l’application pour I-Pôle ». La machine va tourner quelques minutes puis vous aurez accès au visuel…

Deux gorgées de Jurançon plus tard, et j’avais devant moi la carte de la Terre avec les données actualisées versus les données de l’année précédente en deux couleurs contrastées.
– Qu’est-ce que nous avons là ? Rien de nouveau en Asie, en Océanie, en Amérique du Sud. Rien de nouveau non plus en Amérique du Nord sinon que tout le monde, au Québec, en haut de dix ans, recevra du charbon… c’était douze ans l’année dernière ! Ils nivellent par le bas, dans cet enfer glacé… à moins qu’ils n’aient besoin de charbon pour se chauffer ! L’Afrique reste égale à elle-même. L’Europe maintenant… certains ont trop fait la Bunga Bunga pour avoir autre chose que du charbon mais en général… tiens, c’est quoi ce petit trou noir, là, en France ? La Normandie… il s’est passé quelque chose, cette année, en Normandie, Rustik ?
– Rien, Père Noël… des vaches, du fromage, des habitants qui passent de longues soirées au coin du feu à boire du calvados et du cidre chaud. Ils n’ont même pas l’occasion d’être méchants… il y en a bien quelques-uns qui regardent la femme de leur voisin mais après une bouteille de calvados, ils n’ont plus la force de se traîner de l’autre côté de la rue pour assouvir leurs coupables désirs.
– Alors pourquoi cette différence, ici, qui doit expliquer la tonne de charbon supplémentaire… voyons… le village se nomme… Clécy… oui, Clécy… la Suisse Normande… 1500 habitants… une rivière… une tyrolienne… tiens : des falaises d’escalade ! J‘aurais dû y penser : la Suisse Normande. Il ne manque plus que le Cervin et la face nord de l’Eiger ; je te le dis, Rustik, les hommes ont de ces comparaisons ! Et la rivière, là, c’est l’Amazone Normand ? Et le Château, là, c’est le Versailles Normand ? Quelle chance ils ont que mon vieil ami Voltaire soit au Panthéon… d’ailleurs ils ont un Panthéon Normand à Clécy ? Comment peut-on décrire une spécificité locale dont on est fier en utilisant une généralité globale qui ne nous ressemble qu’à peine ? Ah, Voltaire…
– Père Noël, prenez un peu de Jurançon, ça va vous calmer…
– Mais tu sais ce que ça veut dire, Rustik ! Je dois partir tout de suite, survoler Clécy pour tenter de résoudre l’énigme du charbon abondant, revenir ici, manger, me changer et repartir demain soir pour la nuit de Noël.
– Raison de plus pour ne pas perdre de temps ! Le traineau est attelé et vous pouvez être en vol en moins de cinq minutes.
– Embarque mon matériel d’escalade, juste au cas…
– Vous n’aurez pas le temps, vous savez bien !
– Juste au cas…

Je fis deux fois le survol de Clécy pour atterrir dans un petit champ où les rennes se prirent rapidement d’affection avec les vaches du coin.
Tout était bien sombre : il semble qu’on se couche assez tôt dans la région ! Seul îlot de lumière : l’estaminet local. Et dans l’estaminet, un seul client. Un client qui semblait vouloir noyer sa peine dans une cruche de cidre du pays.
Je m’avançai jusqu’à sa table.
– Alors mon brave ! J’arrive tout juste du nord et comme vous êtes seul, je peux partager votre table ? Vous ne semblez pas être dans votre assiette et parler, c’est un remède souverain. Un gars que j’ai connu à Vienne dans le temps ne cessait de me le répéter.
– Assoyez-vous ! Assoyez-vous ! Le cruchon est à moitié vide mais il doit bien en rester un verre pour vous.
– Le cruchon est à moitié plein et il en reste bien assez pour nous deux ! Ça semble très calme dans votre patelin…
– Les habitants sont sous le choc, monsieur ! On a annoncé dans le journal local que demain, ce serait l’inauguration du nouveau projet domiciliaire du siècle. Quelque chose qui va révolutionner l’habitation en Normandie et ailleurs. Et ça va attirer des touristes, des nouveaux habitants, des spéculateurs et des profiteurs.
– Il ne faut pas voir tout en noir, voyons… un développement domiciliaire dans une petite ville comme Clécy, c’est un signe de progrès ! Et quel est le projet, finalement ?
– Vous savez les falaises sur le bord de la rivière, ça se nomme les Rochers du Parc. Pour l’escalade, c’est superbe ! Plus de 80 voies et de toutes les difficultés.
– Attendez… vous grimpez, vous ?
– Bien oui, je grimpe ! Et c’est bien ça mon problème : quand je ne suis pas à grimper dans une échelle, je grimpe ici et là et là encore… partout dans la région, le Cotentin, Bleau, le Sud… mais ici, c’est chez moi… S’ils développent, comment je vais faire pour montrer à grimper à mes filles ? Déjà que la plus grande passe son temps à l’ordinateur à coder toutes sortes d’applications pour le moins bizarres. Elle fait même des montages, à son âge !
– Revenons à cette falaise… c’est quoi le développement ? Ils vont construire au sommet de l’escarpement pour bénéficier du point de vue ?
– Vous n’y êtes pas du tout ! Le projet se nomme « la Cappadoce Normande »… ils vont creuser des condominiums de luxe dans les falaises, comme ces maisons troglodytiques en Cappadoce. Des quatre pièces meublées en pierre qui vont se vendre un prix de fou. Plus de falaise, plus d’escalade, plus rien… je crois que je vais déménager à Cavaillon !
– Je ne vous le conseille pas… Pour le matériel d’escalade, Cavaillon, c’est un peu cher. Et les voies : même les mouches glissent sur les prises ! Mais c’est incroyable dans votre région : il y a quelque chose qui est Normand… outre les vaches ? La Cappadoce Normande… on aura tout vu !
– Vous savez, les promoteurs… ici, avec la météo, aussi bien faire croire qu’on est ailleurs ! Ce n’est pas tout : pour mettre les nouveaux acheteurs dans l’ambiance de la Suisse Normande, la municipalité veut créer un glacier artificiel à l’Aiguillette ! Vous vous rendez compte ? Couvrir une partie du rocher de mousse à expansion blanche et ils vont organiser des sorties alpines avec guides, crampons et tout. La mousse ne coûte pas cher…
– Et dites-moi… vous n’auriez rien remarqué d’étrange dans le village ces derniers temps ? Un air de malveillance généralisée, de la méchanceté latente, des larcins, des mensonges, des tromperies, des égarements ?
– Non, rien qui ne sorte de l’ordinaire sinon ce développement. Les gens sont comme ils ont toujours été… monsieur Réglette vend son pain sous le poids réglementaire… l’aubergiste coupe son vin avec de l’eau… le dentiste Dicaryon détecte deux caries plutôt qu’une… la petite Labile se trémousse souvent avec le professeur Mercato… rien que de l’habituel à Clécy !
– Bon, je vais devoir trouver ailleurs… il y a surement quelque chose…
– Vous savez qu’à Clécy, cette année, en mars, on a battu le record du monde de tyrolienne ? Par beau temps, vous voyez le câble d’acier. Le plus long câble, la descente la plus rapide… c’est chez mon voisin…
– Votre voisin… Écoutez, je crois pouvoir vous aider pour la Cappadoce Normande. Demain matin, c’est l’inauguration officielles des travaux, c’est ça ? 9h00 ?? Ça me laisse peu de temps… je vous laisse à votre flacon mais demain matin rejoignez-moi au pied du podium, à la falaise. Il y a toujours une solution…

9h00 le matin, Rochers du Parc
Le maire Ulrik Tonal ne pouvait croire en sa bonne fortune : avec ce développement spectaculaire et les retombées économiques, sa réélection était garantie pour vingt ans, au moins ! Et qui se souciait de ces vieux rochers pourris ? Quelques illuminés de la verticale ? Allons, allons, Ulrik Tonal avait les deux pieds sur terre et savait bien que les retombées économiques… enfin, un pourcentage des retombées économiques… retombaient comme par magie dans sa caisse électorale. Des retombées qui retombent… en secret, bien entendu. Un voyage sur les plages du Portugal au printemps et d’ailleurs il avait le vertige, Ulrik Tonal, alors les falaises de Clécy !
Bien campé sur le podium, il attendait l’Émir de Ispayhmatet, le généreux promoteur de la Cappadoce Normande. Quel homme charmant, l’Émir ! Amener machinerie et main d’œuvre de son lointain pays pour investir dans le rocher normand et le transformer en quelque chose… de… de Cappadocien…
Enfin, une limousine noire aux vitres teintées arriva et des applaudissements fusèrent. Tonal se félicita d’avoir grassement investi dans deux autobus bondés de jeunes chômeurs de Caen : voilà de l’argent bien investi ! Un auditoire gagné d’avance aux idées de son promoteur !
Trois gardes de corps surgirent de la limousine et entourèrent la porte arrière gauche d’où émergea un petit bonhomme rondouillard coiffé d’un énorme turban et habillé d’une robe d’un blanc éclatant.
Protégé par sa milice, il gravit les marches et s’arrêta en face de Tonal qui lui baisa la main. Puis ils se tournèrent tous les deux vers une audience mi-figue, mi-raisin. Tonal débuta son discours de bienvenue.
– Chers administrés et payeurs de taxes de tous genres….
Le hurlement d’une sirène se fit entendre au loin. Un train de véhicules d’urgence apparut de l’autre côté de la rivière.
Deux hélicoptères rouges surgirent du sommet de l’escarpement et se mirent à tourner au-dessus de la foule.
Pour ensuite atterrir à peu de distance… et laisser sortir une dizaine de personnes habillées de vêtements de protection contre les contaminants. Des combinaisons comme les scaphandriers avec une réserve d’oxygène dans le dos. Et ils avaient en main des appareils de détection qu’ils pointaient dans toutes les directions mais, majoritairement, vers le rocher….
Une groupe d’officiels avaient traversé la rivière et montèrent sur l’estrade pour tasser sans ménagement et l’Émir et le maire.
– Mesdames, messieurs… je suis le professeur Poplité du CERN et voici mon assistant, le docteur Stramoine. Nous avons ordre de stopper tout développement dans cette partie de la Suisse Normande et en particulier dans la Falaise du Parc… En effet, les récentes analyses des résultats de l’accélérateur de particules du CERN prouveraient que, sous cet amas rocheux, à une profondeur de quelques mètres, est localisé un ancien trou noir rejetant des rayons sternutatoires et des particules d’antimatière. Une corrélation évidente a été réalisée par le docteur Stramoine en mesurant les particules recueillies par le linge accroché après lavage derrière les maisons.
– Oui… dit Stramoine… cette saleté apparente, c’est de l’antimatière et cela explique pourquoi le village de Clécy a le taux de disparition de vêtement de corps le plus élevé au pays! Et que dire des rayons… leurs effets pernicieux causent des crises d’éternuements pouvant mener jusqu’à la paralysie oculaire stromboïdée avec complication de l’os anarchique ! Tout cela dû au schiste vert !
– De ce fait, continua Poplité, nous avons le mandat d’interdire tout développement du massif qui devra rester vierge et n’être consacré qu’à la pratique des sports verticaux. Pour ce faire, nous avons délégué la gestion de l’opération de conservation à un entrepreneur bien connu dans le milieu du vertical, j’ai nommé monsieur Dollard Falot ! Il prendra les mesures nécessaires pour éviter que le village de Clécy ne tombe dans une ornière économique ou soit – bien pire – qu’il ne soit totalement éradiqué de la surface de la terre par ces morceaux d’antimatière qui se promènent dans votre arrière-cour. Nous vous demandons dans le futur de laver votre linge deux fois plutôt qu’une et d’utiliser un sèche-linge. Monsieur Falot…
L’entrepreneur du vertical universellement connu, Dollard Falot, s’approcha du micro.
– Mes amis : une filiale de Zéro Absolu!, une entreprise qui m’appartient, a l’intention de s’établir à Clécy pour y embouteiller une boisson énergétique à base de cidre du pays. Mais ce n’est pas tout… suite au succès du café fait à base de grains raffiné par le transit digestif d’éléphants – café qui se vend une fortune – nous avons élaboré un nouveau produit à base de myrtilles ayant survécu aux estomacs et à l’intestin des fameuses vaches de votre région. Transformées chimiquement par la chaleur de l’animal, ces myrtilles serviront à élaborer une magnifique tartinade qui se nommera la Myrticlécy. Mryticlécy sera vendue partout sur le continent ! Quant aux falaises et à la rivière, je suis à élaborer un projet de développement durable qui va faire du bruit ! Il y aura du surf à Clécy ! Oui : nous allons y créer une vague statique. Les falaises ? J’ai commandé un étalement de menhirs qui seront placés au pied du massif, sur plusieurs kilomètres et qui transformera le lieu en un Bleau de l’avenir.
Quelques applaudissements…
– En fait, Fontainebleau deviendra le Clécy de l’île de France. Annot sera le Clécy des Alpes !
Encore plus d’applaudissements…
– De plus, j’aurais besoin de quelques jeunes filles qui accepteraient d’être mannequins pour la prochaine collection de Japhet Cool… La collection se nommera « Les Charmes du Bocage » et on va publier un calendrier…

Bon, je savais bien que mon ami Falot sauverait la situation… il y a bien longtemps qu’il n’est plus sur la liste de cadeaux de Noël mais il faut bien avouer qu’il est divertissant. Et que si vous avez un problème, lui, il a une solution !
Réussir à amener une équipe du CERN uniquement parce qu’il a, dans son petit carnet, des informations privilégiées sur les aventures galantes de Poplité et Stramoine, c’est fort… très fort…
Mais ça ne réglait pas mon problème !
Clécy me semblait on ne peut plus normal. Il y avait bien des gens comme le maire Tonal mais on voit pire ailleurs. Alors quoi ?
Je pressai le pas vers la maison de mon informateur du soir précédent. Aucune fumée à l’horizon donc il ne devait pas travailler. Comme il n’y a pas de fumée sans feu et qu’un pompier, ça éteint des feux, il devait être à la maison.
Justement je le trouvai à fendre du bois derrière sa maison.
– Mon cher Sébastien ! Je ne peux que vous remercier de vos informations d’hier soir. Vous avez entendu : la falaise est sauvée et le calme va revenir dans votre communauté : faites attention un tantinet à l’antimatière et tout ira bien !
On éclata de rire de concert !
– Si vous pouviez être aussi efficace avec ma fille ainée, Père Noël ! Elle navigue entre l’ordinateur, son cellulaire, son ordinateur, ses montages. Une vraie Émilie du Chatelet !
– Si vous l’aviez connu, Émilie du Chatelet… pas pour rien que ce vaurien de Voltaire en était timbré ! Et cette jeune fille, elle est où ?
– Alizée ? Elle est dans son « laboratoire », au deuxième.
– Alors j’y monte…
Le laboratoire était un fouillis de fils, de plaques, de circuits, de lumières et de boutons. Alizée y trônait devant trois écrans plats.
– Alizée ! Ton père me disait justement que tu étais particulièrement inventive… qu’est-ce que c’est que tout ça ?
– Des bricoles que je fais pour épater mes copains ! Un détecteur de mensonges pour ma sœur, un casque d’écoute longue portée, un traducteur de hiéroglyphes, un simulateur de présence à l’école, un lecteur de pensées, une radio à terahertz connectée à la plus longue antenne du monde.
– La plus longue antenne au monde… tu veux dire que tu as connecté du terahertz au câble de la tyrolienne ?
– Oui, j’ai tenté de construire un laser quantique et j’ai branché le tout au câble de la tyrolienne…
– Et bien je crois qu’avec ça, tu dois être capable d’entrer en contact avec d’autres galaxies… tu vas me débrancher le tout immédiatement ! Tu serais surpris de savoir qui est au bout du fil.
– De toute façon, ça ne marchait pas Père Noël…
– Comment ça, Père Noël ???
– Je vous l’ai dit : le lecteur de pensées… dans la cour, avec mon père, par la fenêtre !
– Alizée, débranche tout ça et tu vas avoir plusieurs cadeaux de Noël!

Voilà la triste réalité… la technologie avait eu raison du nouveau système I-PÔLE du Père Noël. Et par une enfant en prime ! Je me demande ce dont sera fait l’avenir… au moins je venais d’économiser une tonne de charbon.
De toute façon, je vais passer à Clécy pour y grimper en revenant de ma tournée. Avant que Falot ne mette en œuvre son plan de développement. Car ensuite, plus rien ne sera pareil… mais il y aura des Miss Clécy, vous pouvez en être sûr !
Et les plages du Cotentin ne sont pas loin…

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