Le Coq Volatilisé : un Mystère de Noël

Une petite histoire de Noël 2014 par Jean Pierre Banville :

Le maire frappa sur la table avec son bout de rame.
Pas de gentils petits coups comme on en voit dans les séries télévisées ! Non… il n’y allait pas de main morte, espérant calmer ses concitoyens qui en étaient presque venus aux coups… seule une vieille rame de doris pouvait supporter un tel traitement… et la rame de son père en avait vu d’autres, en pleine mer ! L’épisode du banc de morues assassines, on en parlait encore dans les foyers du village!
– Silence ! SILENCE !!!
Encore quelques coups de bout de rame puis l’assistance reprit son sang-froid.
– La municipalité possède déjà l’Eco-Parc du Maringouin et le Festival de la Peat-Moss. Je ne vois pas pourquoi on devrait investir des deniers publics pour deux parcs thématiques. Vos deux groupes m’assurent qu’on va recevoir plus de touristes… mais personne ne peut me présenter une étude fiable qui le prouve.
Un homme se leva.
– Oui Gérard… tu l’as, toi, l’étude ?
– Ben monsieur le maire, on a demandé à tous les clients de la coopérative, à la sortie du magasin, jeudi. Ils nous ont tous dit qu’il y aurait plus de touristes… donc plus d’emplois… C’est une étude ça, non ?
– Gérard, tu es en train de nous dire que la moitié de ta famille t’a affirmé qu’il y aurait plus de monde sur l’île si tu ouvrais le Parc du Homard… Homardville sur le dossier… et ce, suite à un investissement massif de la ville ! Vous savez tous que l’argent de la ville, c’est vos taxes, non ?
– Pas seulement l’argent de la ville ! J’ai transformé deux de mes tracteurs en homards !!! Comme des vrais avec des pattes et une queue… un mâle et une femelle comme ça on va pouvoir montrer la différence aux touristes. Les tracteurs-homards vont tirer des moules sur roues où seront assis les gens et on leur fera faire le tour de la ville ! Les quais, l’église, la coopérative, les restaurants, les bars…
– Attends… tu nous dis des moules ?
– Ben oui… comme des coques… des moules mais juste la moitié de la coquille des moules où on va mettre deux bancs! J’en ai déjà un de prêt dans mon garage !!
Une partie de l’assistance pouffa de rire. Le maire leva son bout de rame…
– Tu veux parler, René ?
– Vous voyez bien que c’est une arnaque, ce projet de Homardville, monsieur le maire ! De la grosse dépense pour des emplois saisonniers et en plus on devra investir en publicité pour attirer les touristes. Ils vont venir ici se faire brasser le derrière dans un coquillage tiré par un homard ! Mon projet est une initiative locale qui profite à tous les citoyens !! Déjà que je dessers une rue entière…
– Comment ça, tu dessers une rue ? Mais tu n’as pas de permis !
– Juste un test… c’est entre voisins…
– René… si la nouvelle se rend au gouvernement, tu vas avoir les inspecteurs sur le dos !
– Pas de problème, monsieur le maire ! L’inspecteur demeure sur la Rue du Rivage et c’est justement cette rue qui me sert pour le test. J’ai relié toutes les maisons avec de la tubulure comme celle des érablières. Trois tubulures…
Quelques voix se firent entendre dans la salle contestant le fait que la Rue du Rivage devait être la première à être reliée à la cuve.
– Si je comprends bien, à l’heure où l’on se parle, une dizaine de maisons de la municipalité reçoivent de la bière à la demande…
– Ils ont le choix entre une ale, une brune et un porter… le porter, c’est surtout pour la résidence de personnes âgées. Je facture selon la consommation et le surplus de production va être vendu dans les villages entre Caraquet et Tracadie. Et comme le montre mon plan d’affaire, je veux ouvrir Maltville : un parc thématique sur la bière. Non seulement on verra arriver les touristes mais les gens de la Péninsule acadienne vont se pointer plusieurs fois par année ! Pourquoi envoyer notre argent aux grosses brasseries multinationales alors qu’ici, la bière, elle se vend comme de l’eau !
– Et je présume que tu vas avoir besoin des subsides de la municipalité… comme Homardville ! dit le maire.
– Le projet pilote est à mes frais mais si toutes les maisons sont reliées à la brasserie locale, je vais avoir besoin de liquidités… mais il y aura des emplois… faire visiter la brasserie, goûter aux produits…
– Raccompagner les touristes à leur hôtel parce qu’ils ont trop bu… Bon ! donc, si j’en crois la volonté populaire, je dois décider du projet qui recevra l’argent du programme de développement municipal … Vous aurez ma réponse à la réunion du 27 décembre, dans une semaine exactement ! Je vous souhaite à tous un Joyeux Noël !!
La salle du conseil municipal de Lamèque se vida dans le plus grand des brouhahas.

Augustin Gréement, maire de Lamèque, ouvrit la porte d’entrée de son domicile.
– Arrêtez de sonner, Cranberry ! Arrêtez de sonner !! Vous voyez bien que la porte est ouverte… qu’est-ce que je peux faire pour vous à cinq heures du matin ?
– Vous feriez mieux de vous habiller, monsieur le maire ! J’ai quelque chose à vous montrer et c’est pas beau…
– Si c’est encore les jeunes du village qui ont peint la chaloupe du père Laloutre, vous êtes en mesure de vous en occuper tout seul, non ?
William Cranberry, l’unique policier municipal depuis les coupures du budget provincial de 1998, fit rouler sa tuque entre ses doigts durant quelques secondes puis répondit :
– C’est pas mal pire que ça ! Mettez vos culottes pis venez voir !

Dix minutes plus tard, Augustin Gréement et William Cranberry jetaient un coup d’œil à une coquille de moule.
Coquille de moule attachée à un homard femelle prêt à partir pour un tour de ville.
Le seul passager, vautré dans le fond du coquillage, était entortillé dans un vieux filet de pêche.
– Il n’a pas une belle couleur, le Gérard ! Il est moins frais, là… remarqua le maire.
– Étranglé avec un vieux corlet ! dit Cranberry. On n’a jamais vu ça depuis le temps de mes aïeux, quand le capitaine Crackpot a jeté sa goélette sur les roches de l’autre côté de l’île, à Cap-Bateau… et chargée de whisky de contrebande venant de Terre-Neuve, la goélette…
– J’ai entendu l’histoire ! Le capitaine a été lynché parce que toute l’île de Lamèque allait être à sec durant le Carême… triste aventure ! Mais Gérard Cabot ne s’est jamais mêlé de traficotage… il n’était intéressé que par le homard. Il en rêvait, à ses homards !
– J’envoie le corps à Caraquet pour l’autopsie et vous aurez mon rapport sur votre bureau à la fin de la journée ! A ce que je vois, quelqu’un lui en voulait… et comme c’était un célibataire endurci, on peut oublier le crime passionnel. Bon, je vais y aller, moi ! Vous voulez un verre de bagosse ? J’en ai une bouteille dans mon auto… patates et fruits des champs… 70% d’alcool, pas plus… rien de mieux pour les nuits de patrouille !
Le maire regarda l’agent Cranberry, fit non de la tête, puis retourna se coucher.
Cranberry fit un détour vers son véhicule, prit quelques gorgées de tord-boyaux puis demanda une ambulance par radio. Il ne restait plus qu’à attendre en espérant que les ambulanciers prennent leur temps… car la bouteille était pleine aux trois-quarts !

Deux jours plus tard, Marjorie Mouroir était à étendre son linge sur la corde en face de la mer. Rien de mieux que le vent de mer pour sécher la lessive… elle avait appris ça de sa mère… l’une des seules choses retenues de sa jeunesse parce que la mère de Marjorie ne serait certainement pas fière de sa fille !
Installée dans un shack de Pointe-Alexandre, Marjorie recevait le gratin de l’île, les sommités politiques et culturelles de la Péninsule. Le curé lui avait souvent répété qu’elle devrait tenir un « Salon » mais Marjorie n’avait que deux pièces dans le shack et la chambre à coucher occupait la plus grande surface. C’était d’ailleurs là que se tenait la majorité des entretiens ! Le shack, le poulailler, un vieux Dodge dans l’entrée… heureusement que sa mère reposait maintenant en paix dans le village !
Elle épinglait sa brassière favorite quand Ferdinand, le coq de sa basse-cour, débuta son concert quotidien. Quel enfer, ce coq ! S’il n’y avait pas le fait qu’il sautait les poules plus vite que son ombre, Marjorie l’aurait mis en pâte depuis longtemps. Mais les poules l’appréciaient…
« On en est rendu aux petites culottes », se dit Marjorie… et puis soudain, des trous apparurent comme par magie dans ses beaux draps de satin bleu clair.
– Fudge de Sainte Cécile ! C’est quoi ça ? Des maringouins en décembre ? Il fait soleil mais c’est quand même décembre !!
Elle tâtait son drap percé quand le coq, juché sur une souche à quelques mètres sur sa droite, cessa son tintamarre et explosa en une fine pluie de plumes, de chair et de sang.
– Petit Jésus de mes fesses ! Le Diable a pris le coq !! Je jure que je vais aller à toutes les messes d’ici à Pâques… pis à la confesse…
Marjorie Mouroir courut se réfugier dans son shack et y alluma un lampion à Sainte Cécile.

Dans son bureau, Augustin Gréement attendait toujours le rapport d’autopsie… la morgue de Caraquet était débordée… un empoisonnement familial aux fruits de mer ! Faites vos propres conserves, qu’ils disaient!
La porte du bureau s’ouvrit pour laisser passer deux inconnus et une figure trop connue.
– Martin Laplante ! lança le maire. Qu’est-ce que tu es venu faire à Lamèque ? Encore ton projet de cinéma de répertoire ? Toi aussi, tu veux qu’on investisse dans ton projet ? Tracadie ne te suffit plus ?
– Pas du tout, monsieur Gréement… j’ai déjà investi une partie de mes économies dans la future brasserie de votre île ! Celle qui va distribuer de la bière à la demande… c’est moi qui me suis débrouillé pour trouver les compteurs mesurant la consommation des résidences !
– J’aurais dû m’en douter… René Baril a débuté sa carrière dans les alambics mais pour les grosses affaires, il n’a pas le cerveau. C’est toi qui a monté son plan d’affaire… avoue ! Avoue !
– Difficile de vous cacher quelque chose, monsieur le maire ! Vous avez le nez fin… Je passais voir Baril et j’en ai profité pour amener deux de mes amis d’Europe qui viennent passer les Fêtes à Tracadie : Dollard Falot, un investisseur venant de France et Gennarino Simonetti, un ingénieur et propriétaire d’une grosse entreprise de machines à café.
Falot était un petit bonhomme carré aux yeux clairs et à la mine affable. Le genre d’homme à qui on confierait ses économies, sa femme et ses enfants. Le visage de Simonetti était partiellement caché par une tignasse bouclée style champignon et une grosse moustache. Il était très souriant !
Augustin Gréement serra la main des deux hommes.
– J’espère que vous allez apprécier votre séjour en Acadie ! J’imagine que vous êtes des consultants pour ce projet bizarre de produits brassicoles livrés à domicile… Je ne suis pas contre : il faut voir les budgets et l’impact social ! Si vous être encore ici demain, vous pourrez assister au lancement de notre Pocapoc de Noël !
– Le Pocapoc de Noël… dit Falot, il s’agit de quoi au juste ?
– Une de nos plus belles réussites du temps des Fêtes ! Un pocapoc, c’est une chaloupe à moteur, un moteur à deux temps. On en a des tonnes sur l’île, de ces vieilles chaloupes. A chaque Noël, on coupe un gros sapin et on le place debout dans le pocapoc, guirlandes et lumières et tout. Puis on va l’ancrer en face du village, juste devant Shippagan, la bourgade là-bas. Une batterie fait fonctionner à la fois les lumières de Noël et un vieux baladeur contenant un enregistrement en boucle de « Mon Beau Sapin » que crache un gros haut-parleur, vingt-quatre heures par jour ! Tout cela pour irriter nos voisins de Shippagan.
– Exactement comme dans certains villages des Alpes italiennes ! lança Simonetti.
Martin Laplante se laissa choir sur une chaise. Il pointa la fenêtre et le grand large qu’on pouvait apercevoir.
– Vous avez aperçu les manœuvres navales de ces derniers jours ? Des navires canadiens et américains ! Les Américains testent de nouveaux protocoles de combat maritime à ce que j’ai lu sur le web…
Falot regarda par la fenêtre. Il ne voyait rien du tout…
– Et vous pouvez différencier les navires américains des navires canadiens ?
– Facile ! répondit le maire… les navires canadiens crachent de gros nuages noirs et ils ont un gite de 10 degrés à bâbord alors ils virent plus rapidement d’un côté que de l’autre ! Nous avons une marine à port !
– Vous voulez dire « à part » !? demanda Falot.
– Non… à port… notre marine militaire quitte rarement les quais !
Gréement sortit d’un tiroir de son bureau une bouteille et quelques verres.
– Du Screech de Terre-Neuve… une importation privée… et certainement pas le liquide dilué vendu dans les magasins. C’est du 75% !
Chacun en prit un verre et tous firent la grimace après la première gorgée sauf Simonetti qui continua à sourire.
– Ça me rappelle la Grappa de certains villages d’altitude… Mon ami Martin nous parlait du meurtre sur l’île…
– Le compétiteur de René Baril : il voulait opérer un parc thématique sur le homard. Gérard Cabot, étranglé avec un vieux filet ! Aucun indice et votre partenaire d’affaire qui devrait être le principal suspect, possède un alibi. Une dégustation de Vino Novello à Caraquet, trente personnes l’ont vu, puis il a dormi chez sa sœur, toujours à Caraquet.

La porte s’ouvrit d’un coup et une Marjorie Mouroir hystérique s’engouffra dans le bureau suivie par l’agent Cranberry.
– Ferdinand est mort ! Ferdinand est mort ! Vaporisé ce matin …
Marjorie agitait les bras dans tous les sens. Tous ses vêtements étaient couverts de sang et quelques plumes paraient agréablement ses cheveux. Gréement lui fit signe de s’asseoir.
– Un autre mort ! Deux en trois jours !! Mais c’est une épidémie sur l’île ! Cranberry, vous avez constaté le décès ? Le corps est encore sur place ?
– Il n’y a pas de corps, monsieur le maire. Il s’est comme vaporisé, le coq… j’ai ramassé mademoiselle sur la route principale alors que je faisais visiter le village à un policier de la Gendarmerie du Québec qui est en vacances ici. Il vient pour un séminaire sur les plantes, à Tracadie… enfin, je suis allé voir au domicile de mademoiselle et il ne reste rien du coq… il a comme explosé…
– Le coq ? Quel coq, Cranberry ? Et qui est Ferdinand ?
– C’est le nom du coq, monsieur le maire ! C’est l’un de ces rares cas de combustion interne explosive. J’ai lu ça dans un livre de Stephen King…
– Le coq ! Une combustion interne ! Alors qu’on discute ici des finances de la municipalité ! dit Gréement en levant son verre de screech.
– En tout cas, moi, je ne retourne pas à la maison ! Mon coq a explosé et qui dit si je ne serai pas la prochaine ? Je vis seule, moi, messieurs…
Gennarino Simonetti leva la main.
– Moi, je pourrais aller avec vous et tenter de déterminer ce qui s’est passé… je ne suis pas ingénieur pour rien ! Et les explosions… vous devriez voir les dégâts causés par l’explosion de nos machines à expresso !! Une Simonetti 5800 a fait voler en éclats une partie de la coque d’un navire de croisière en Méditerranée. Surpression causée par un mauvais nettoyage. Ça va libérer monsieur Cranberry qui doit continuer sa tournée, non ?
Marjorie Mouroir lui sauta au cou.
– Vous êtes très brave, monsieur !
Martin Laplante tendit à Simonetti les clés de son véhicule.
– Prends mon auto ! Si tu n’es pas de retour avant le souper, on demandera à René Baril de nous reconduire à Tracadie, Dollard et moi.
Gennarino Simonetti saisit les clés et il sortit du bureau accompagné de Marjorie Mouroir.
– Si j’en crois la réputation de mademoiselle Mouroir, votre ami, messieurs, ne sera pas revenu avant l’aurore ! lança le maire.
Cranberry fit un signe de la main.
– Bon, moi je dois y aller… il y le gars de Québec qui attend dans l’auto !
– Et il se nomme comment, cet agent ? demanda Falot.
– Kascayou, Bénédict Kascayou… allez, au revoir !
William Cranberry serra les mains de tout le monde et retourna à son tour de ville.
– Étrange quand même, votre pays, dit Falot. Des navires de guerre qui gitent, des coqs qui explosent, des séminaires de botanique en décembre, un parc thématique sur les homards… j’aime bien les plantes : je vais regarder les spécificités locales ce soir, sur internet !
– Ah, vous savez, monsieur Falot, l’île est une gigantesque tourbière… ce qui me fait penser… si vous êtes encore dans les parages la semaine prochaine, il va y avoir la traditionnelle course d’aspirateurs à tourbe ! Tu sais ce que c’est, Martin… Et puis je vous ai mentionné que Ludovic Polisson sera, pour la vingtième année consécutive, le Père Noël de l’île !
– Ah oui ! Les aspirateurs à tourbe, Dollard, ce sont des véhicules qui ramassent la tourbe dans les champs… un peu comme les combines pour le blé… ici, il y a une course d’aspirateurs modifiés à chaque année ! On s’y amuse ferme… Bon, on va vous laisser travailler, monsieur le maire, mais avant de retourner à la maison, on va aller voir la maison et le terrain de Gérard Cabot… un bon prix et Homardville pourrait se transformer en brasserie secondaire qui desservira l’est du village !

Pour tout dire, la maison de Cabot ne payait pas de mine. Le toit de son entrepôt/garage était à refaire. Un antique bateau de pêche pourrissait tranquillement sur des blocs derrière l’édifice. Le silencieux de son Dodge Dart stationné dans l’entrée, trainait par terre. Falot et Laplante ne franchirent pas les rubans indiquant que le tout était une scène de crime.
Le terrain attenant à la demeure était très vaste, assez pour accueillir un Homardville. Un fond de tourbière, comme partout ailleurs à Lamèque et à Miscou, l’île voisine. Le terrain était humide mais il était possible d’y marcher sans caler jusqu’aux genoux contrairement aux abords de l’Éco-Parc du Maringouin où une locomotive aurait facilement pu disparaître dans le marécage sans laisser de traces.
Les deux hommes arpentèrent l’endroit qui était vierge de toute culture.
– Dommage de sacrifier un terrain vierge pour en faire un parc thématique ! dit Falot.
Martin Laplante regarda autour de lui.
– Ici, ce ne sont pas les terrains vierges qui manquent ! Et quand on considère les perspectives d’emplois des habitants et le manque d’alternatives économiques, on peut comprendre qu’une tourbière, une parmi tant d’autres, ne pèse pas lourd dans la balance !
– Et pourtant, dans mon pays… répliqua Falot… regardez toutes ces petites plantes qui vivent depuis des milliers d’années sur un sol infertile. Tu sais ce qu’est la tourbe… juste de l’accumulation de mousse et de plantes de marécage, le tout fossilisé. Tiens, regarde ça, Martin ! Des asters… je ne connais pas cette variété… sans doute un aster américain !
Falot arracha quelques plantes mortes et les mit dans ses poches.
– En revenant à la maison, je regarderai la variété… mon neveu a un herbier… ce sera un cadeau !
– Ton neveu ? Isidore Squamule ? Il a un herbier ?? A ce que tu m’as conté, je ne le vois pas tellement s’intéresser à la reproduction par étamines et pistils… il serait plutôt du genre « étends-toi » qu’étamines…
– Non Martin… pas Isidore ! Un de mes neveux de l’autre côté de la famille !! Il sera très content de recevoir des plantes canadiennes.
Les deux hommes s’en retournèrent à la mairie où, après deux heures d’attente, il devint clair que Gennarino Simonetti était trop occupé à analyser les molécules restantes du coq pour songer au souper.

En fait, Gennarino était arrivé au shack de Marjorie Mouroir et s’était immédiatement mis au travail, ramassant plumes et morceaux de chair calcinés. Il était clair que le volatile s’était volatilisé ! Mais pourquoi ?
Une explosion interne causée par une surabondance de nourriture à base de maïs créant des gaz intestinaux qu’un blocage malencontreux… A moins que ce ne soit le résultat de la chute d’une micrométéorite… Ou tout simplement la foudre, un éclair unique sortant de nulle part… Ce qui expliquerait les chairs calcinés, la foudre étant du plasma qui est cinq fois plus chaud que la surface du soleil !
Il allait terminer sa récolte lorsqu’il entendit la voix de Marjorie derrière lui.
– Un café de Noël et des biscuits au gingembre ? Le tout apprêté par la Lutine du Père Noël !
Gennarino se retourna.
Marjorie Mouroir se tenait dans le cadre de la porte, une assiette de biscuits dans les mains. Elle portait une tuque rouge à pompons dans le plus pur style du temps des Fêtes. Le reste de sa garde-robe s’éloignait considérablement de la tradition de Noël… un déshabillé transparent en rouge et vert qui ne cachait rien des charmes de la Lutine !
– Le café est servi à l’intérieur, monsieur Simonetti… et il est brûlant… hélas je n’ai pas de crème ni de lait ! Il faudra le prendre noir… il y a du sucre par contre…
Gennarino en oublia immédiatement la sublimation du coq Ferdinand et ne jeta qu’un coup d’œil distrait aux trous dans les draps. Une idée lui effleura l’esprit mais, au même moment, la Lutine lui attrapa une fesse et le poussa à l’intérieur du shack.
Qui peut résister à l’Esprit du Temps des Fêtes ?

Le lendemain matin, vers dix heures, Ludovic Polisson mettait la dernière touche à son costume de Père Noël. Il se disait que le costume lui allait de mieux en mieux au fil des ans : il épargnait maintenant un oreiller et demi! Allez, on met la tuque et on attrape le sac de cadeaux…
– Tu es prêt, Ludovic ? La moitié du village est sur le quai, attendant le Père Noël ! dit Augustin Gréement.
– J’arrive ! Est-ce que Cranberry est là ? Je ne veux pas revivre l’épisode des adolescents de Shippagan qui voulaient jeter le Père Noël en bas du quai !!
– Je l’ai vu il y a un instant… il trainait avec son collègue québécois… ils ont dû faire le tour des bars de la Péninsule hier.
Gréement poussa la porte et le Père Noël s’avança vers le quai. Des cris de joie se firent entendre : les enfants de Lamèque ne vivaient que pour les présents. Plusieurs vieux de la vieille tapèrent dans le dos de Polisson et lui serrèrent la main. Des mères lui tendirent leurs bébés pour la traditionnelle photo. Et dire que ce serait à recommencer dès qu’il arriverait à son trône, au bout du quai, juste à côté du pocapoc de Noël. Trône constitué de cages à homards recouverts de toiles rouges et vertes !
Ludovic Polisson allait s’y asseoir, ayant à sa droite Admée Achalant – la Fée des Glaces de l’année – et à sa gauche William Cranberry dont la présence garantissait des débordements. Gréement, quant à lui, se préparait à prendre les photos qui seraient publiées dans le journal local.
Les fesses de Polisson n’avaient pas touché la toile rouge du trône qu’un pick-up arrivait en trombe, venant de la rue principale ; il stoppa au tout dernier moment, à gauche de l’estrade, dans une pluie de garnotte.

Martin Laplante sortit du véhicule comme un diable sortant de sa boite et se précipita vers le Père Noël.
– Attends, Martin, attends ! cria Dollard Falot en ouvrant la portière du côté du passager.
– C’est lui ! C’est lui le meurtrier !!! lança Martin en pointant le gros bonhomme vêtu de rouge.
– Moi ? Mais je suis le meurtrier de personne, moi ! Je suis le Père Noël !! dit Polisson.
William Cranberry regarda Polisson avec stupeur… est-ce possible qu’il ait liquidé Gérard Cabot ? Mais pourquoi ??
Certains enfants se mirent à pleurer. Des mères prirent leurs petits dans leurs bras et reculèrent. Cranberry mit la main sur l’épaule du Père Noël alors que Martin Laplante arrivait près de l’estrade suivi de Falot.
– Non ! Non ! Pas lui, pas le Père Noël !! L’autre !!!!
Cranberry jeta un coup d’œil à Gréement qui se demandait ce que signifiait tout ce tapage. Quel autre Père Noël ? Gréement haussa les épaules…
– Lui, là, derrière vous !
– Le policier québécois ! lança Falot. C’est le policier québécois qui a tué le gars de Homardville !!
Cranberry se tourna vers son nouvel ami qui était derrière l’estrade mais il était déjà trop tard. Kascayou avait eu le temps de saisir le Père Noël par le collet et il pointait un Glock vers la tuque rouge.
– STOP TOUT LE MONDE ! rugit Kascayou. Et toi, le vieux bonhomme, si tu veux donner des cadeaux l’année prochaine, tu fais mieux de te lever et de me suivre… La Fée, tu dégages !!
Il secoua Polisson puis pointa son arme vers la foule.
– Je t’avais dit de ne pas t’énerver… chuchota Falot à Martin… si tu n’étais pas parti comme ça, on aurait pu le prendre par surprise…
– Je sais, je sais…. Mais quand j’ai vu tous ces enfants et ce criminel derrière le Père Noël…
Kascayou poussa Polisson devant lui en signifiant aux gens, d’un signe du Glock, qu’ils devaient ouvrir un passage.
– Écoutez-moi bien ! Je vais prendre le pick-up de ces deux-là, dit-il en faisant un signe du coté de Falot et Laplante. j’amène le bonhomme avec moi… je ne veux pas voir un seul véhicule de police : je le relâcherai plus loin si je ne vois personne !
Cranberry le regardait avec stupéfaction.
– Mais pourquoi tu as fait ça ? Je t’ai fait visiter l’île et les environs, on a fait le tour des bars ensemble, on a été aux danseuses… pourquoi est-ce que tu as tué Cabot ? Tu n’étais jamais venu ici avant !
Kascayou lui jeta un regard méprisant.
– Je vais vous le dire, pourquoi il a fait ça ! dit Falot. Kascayou est ce qu’on nomme un éco-terroriste. Il est venu ici pour liquider le propriétaire du terrain là-bas, ce Gérard Cabot. Pourquoi ? Je l’ai découvert ce matin en tentant d’identifier des plantes ramassées sur le terrain de Cabot… des plantes rares, une espèce protégée, répertoriée uniquement sur l’ile. L’Aster Laurentianum Purpura… Elle ne pousse qu’à quelques endroits ici… et le site du futur Homardville est en plein dans la zone. Homardville construit et c’était la disparition probable de l’Aster.
– Il a tué Cabot pour une petite plante ? demanda Gréement.
– Oui ! répondit Falot. J’ai trouvé le nom de monsieur Kascayou sur des sites écologistes. Il a menacé à plusieurs reprises de s’en prendre aux développeurs qui font passer le profit avant la nature…
– On la ferme ! Et toi, embarque dans ce pick-up !! Attention… personne ne me suit sinon vous allez perdre votre Père Noël !
Polisson grimpa dans le véhicule puis le terroriste en fit le tour pour rejoindre la portière du conducteur. La foule s’était reculée, laissant libre passage au criminel… certains avaient en main leur téléphone cellulaire et filmaient ou bien textaient. La gendarmerie serait sur place dans quelques minutes.
Kascayou avait posé un pied dans le véhicule lorsqu’un Toyota Rav4 tourna au coin des quais, accéléra et alla heurter de plein fouet l’arrière du pick-up.
– Mes assurances vont encore augmenter ! dit Martin Laplante sotto-voce.
Kascayou fut projeté au sol mais il roula et se releva aussitôt. Cranberry fit un mouvement pour l’intercepter mais le Québécois leva son arme et tira un coup en l’air, arrêtant sec l’élan de Cranberry.
Le capot du Rav4 s’était ouvert et une fumée blanche s’en échappait… le pick-up était inutilisable lui aussi… Kascayou se précipita vers le quai et alla droit vers le pocapoc de Noël.
Le pocapoc flottait au bord de la pente de mise à l’eau. Gréement avait détaché l’amarre avant la cérémonie et le capitaine du pocapoc était parmi la foule, attendant la distribution des cadeaux. Il avait fier allure avec son sapin et ses lumières, le pocapoc !
Kascayou sauta dans l’embarcation, démarra le moteur, prit le gouvernail en main et mit le cap vers le large.
Cranberry arriva au bord de l’eau, son arme de service à la main.
– Ne tirez pas, Cranberry !
Cranberry se retourna et vit Falot juste derrière lui.
– Il ne peut aller bien loin avec ce genre de chaloupe. La police doit avoir des vedettes… ils vont l’épingler…
– Vous voulez rire, monsieur Falot ! Chacun des bateaux de pêche de la région a deux ou trois armes de chasse à bord… sans compter ceux qui font le trafic d’armes automatiques en provenance du sud. Il ne flottera pas dix minutes passé le cap !
Gréement, Laplante, la Fée des Glaces et une bonne partie de la population se massa sur les quais. Puis on vit arriver Gennarino Simonetti, soutenu par Marjorie Mouroir. Un Simonetti dont le visage était ensanglanté et qui boitait bien bas.
– Tu aurais pu frapper le pick-up de René Baril un peu moins fort ! Je crois que mon Rav4 est une perte totale !!!
– Je voulais sauver le Père Noël, Martin, je voulais sauver le Père Noël !! dit Gennarino avant de s’évanouir.
– Une ambulance, vite !!!!!

Falot regardait le pocapoc s’éloigner, le sapin ondulant au gré des vagues. On entendait vaguement l’air de « Mon Beau Sapin »… Les haut-parleurs avaient une puissance considérable !
– Kascayou a dû toucher à l’interrupteur de la batterie par inadvertance ! On vient de perdre notre sapin de Noël, monsieur Falot.
– Au moins personne n’est mort aujourd’hui, monsieur le maire ! Et il y aura d’autres Noël. Tiens… dommage qu’on ne puisse communiquer avec les destroyers là-bas ! Vous voyez, les destroyers américains je crois… ils ne gitent pas… si seulement on pouvait leur faire signe !!!
– Je ne crois pas qu’ils s’intéressent aux crimes de l’Acadie… mais….
Une petite fumée blanche s’éleva du pocapoc puis toute l’embarcation explosa d’un coup !
Une seconde le sapin voguait et la chanson… et puis… volatilisé ! Des débris retombaient à la mer, de minuscules débris qui flottaient au vent.
– Mais qu’est-ce qui s’est passé ??? lança Gréement.

Douze heures plus tard, Augustin Gréement rejoignit le chevet de Gennarino, alité dans le petit hôpital du village.
Autour du lit, Martin Laplante, Dollard Falot, William Cranberry et Marjorie Mouroir.
Simonetti se tourna vers ses amis.
– Un laser… c’est un laser haute puissance! Je l’ai découvert en allant chez Marjorie… hélas le Rav4 est tombé en panne…
Marjorie rougit à ces mots.
– La marine américaine doit faire des essais du nouveau laser naval contre les drones et les petites embarcations. Vous savez comment c’est, tous ces tests! Il y a des erreurs de calibration et de visée… la première victime, ce fut Ferdinand, le coq.
– Mais le pocapoc, demanda Martin, ils devaient bien le voir, non ?
– Sans doute mais ils l’auront pris pour une cible valable : une large signature visible et des émissions radio puissantes… c’est comme l’une de ces vedettes iraniennes… alors ils ont cru que c’était une cible préparée par les Canadiens et ils ont tiré dessus. Avec succès d’ailleurs !
– On n’a retrouvé que des petits morceaux de Kascayou, dit Cranberry. Je m’en veux tellement de lui avoir fait faire le tour du propriétaire.
– On ne pouvait pas savoir… même moi, maire de ce village, je me serais laissé prendre à son jeu ! Monsieur Simonetti, je tiens à vous dire que tous vos frais de santé seront pris en charge par la communauté.
Marjorie leva la main.
– On va le transférer chez moi ce soir… l’air de la mer et le calme… il va s’en remettre très vite !
– Et pour mon Rav4… Lamèque va me le rembourser ?
– Là, Martin… je n’en suis pas sûr… monsieur Falot m’a parlé de l’achat de la terre de Cabot pour en faire une réserve faunique… Ce serait à négocier au Conseil Municipal, le remboursement de ton véhicule… en même temps que l’achat du terrain… donnant-donnant….
– Comment ?
La porte s’ouvrit et le Père Noël pénétra dans la chambre.
– Ho ! Ho ! Ho ! Des cadeaux pour tout le monde !!!! Toi, ma belle petite fille, tu veux quoi pour Noël ???? Ah… mais je sais… un Lutin me l’a dit…
Le père Noël sortit un instant puis revint, une cage à la main.
A l’intérieur se trouvait un gros coq !
Un coq qui se mit immédiatement à chanter à tue-tête, rameutant du coup tout le personnel de l’hôpital. Le médecin-chef apparut peu après et présenta un formulaire à Marjorie.
– La décharge et le formulaire de sortie… le blessé sera beaucoup mieux chez vous, vous ne croyez pas ?

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