Pied de Biche

Couverture Chroniques PaléoludiquesCe texte est extrait des Chroniques Paléoludiques de Jean Pierre Banville.

Rien de plus morne qu’un mardi matin dans une boutique de montagne.
Le lundi, on y voit arriver les habitués venant raconter leurs exploits du week-end. On voit aussi débarquer les clients déçus de leurs achats de la semaine précédente, les plaintes, les échanges, les retours de marchandise.
Mardi matin, c’est le calme plat.

Assis face à mes étagères, un café à la main, j’attends le premier client en feuilletant le dernier « Par Là-Haut ». L’ordinaire de la grimpe : photos et haut niveau.
Un bruit derrière moi.
Une jeune femme pénètre dans mon univers : la vingtaine, athlétique, joli minois, chemise et Capri de couleur. De longues jambes élancées se terminent par des pieds engoncés dans des sandales de cuir trop petites.

Elle me demande un chausson souple pour intermédiaire avancé.
Pas de discussion sur le prix de l’article, pas de marque fétiche. Une cliente comme je les aime. Il ne me reste qu’à décider…
Pour tout avouer, j’ai l’habitude, au premier abord, de toujours choisir un chausson trop petit. J’ai mes raisons. Je lui tends la paire d’asymétriques et, naturellement, elle éprouve quelques problèmes à se chausser. C’est là que j’interviens…
Je m’agenouille face à elle et lui offre de l’aider. D’un même mouvement, je saisis le chausson droit et, délicatement, je glisse ma paume sous son talon, relevant légèrement sa jambe vers moi.
Son talon est doux, sans doute le résultat d’un léger ponçage, et son pied est fin, délicat, mais musclé tout à la fois.
Laissant glisser deux doigts sur son arche, un peu forte, je remarque le tissu de sa peau, les pores minuscules qui forment un treillis sur son épiderme. Un nerf tressaillit sous le satin couleur chair.
Ses orteils sont longs mais d’une belle amplitude et surtout ils ont un alignement parfait. Quoi de plus détestable que ce deuxième orteil qui dépasse, sans vergogne, le premier, brisant ainsi l’élégance d’une portée idéale.
Les ongles, parfaitement manucurés, peints en rose antique, offrent au regard un U parfait. Celui du gros orteil porte un ajout en noir : l’oeil Oudjat ! Le symbole égyptien de la victoire sur le mal…

Agrandissant l’ouverture du chausson, je glisse son pied lentement en laissant un de mes doigts traîner sur son cou de pied. Les veines saillent lorsque les orteils viennent heurter la pointe des asymétriques. Une petite cicatrice récente orne, tel un bijou, le début de sa cheville : l’escalade a ses risques mais qui ne risque rien n’a rien !
Le talon dépasse du logement qui lui est réservé. La coupe est pleine.
J’extrais son pied en touchant furtivement la plante de cette magnifique extrémité. La peau en est sèche et ferme.
Pourrais-je lire son avenir grâce aux lignes de ses pieds ?
Qui sait ? C’est un rêve, une espérance : où ce pied va-t-il nous mener ?
Après le sourire de circonstance, je vais chercher la pointure désirée. Je ne me trompe jamais. Je sais apprécier du premier coup d’œil la longueur et le volume de mes clientes. Les modèles varient, les constructions aussi, le laçage peut enlaidir une oeuvre d’art. D’ailleurs, je préfère les velcros qui forment l’extrémité et transforment la chaussure en un écrin.

Elle m’attend sagement. Je m’agenouille à nouveau, recommence le manège mais en y mettant plus d’audace : laissant glisser ma main entière, j’encercle de mes doigts le galbe de son pied. J’applique une pression à la base des orteils tout en les poussant vers le bout du chausson. Une autre pression au talon d’Achille pour enfourner dans la coupe.
Ma main remonte jusqu’à la naissance de son mollet tout en laissant son pied toucher le sol. Les muscles sont fermes, la peau tendue. Une légère moiteur s’y fait jour.

La cliente se lève, fait quelques pas, me regarde et se déclare satisfaite.
Il ne me reste qu’à emballer.
Sa boite sous le bras, elle se dirige vers la caisse et la sortie, se retournant une seule fois pour me jeter un regard furtif. Je suis resté dans mon cagibi avec mes chaussons. Elle paie avec des billets et sort de l’établissement.
L’aventure se termine là.

Je retourne à mes chaussons : tous doivent être parfaitement alignés pour le plaisir des yeux de la prochaine grimpeuse. Et il y a cette paire qui était trop petite.
Là, sur le banc de bois, une carte d’affaire blanche tranche dans le paysage trop connu.
Une carte d’affaire, un nom, un numéro de téléphone.
L’oeil Oudjat, imprimé en rouge, met en valeur le noir de l’encre de son nom.

Je venais enfin de trouver l’âme soeur.
Je venais de trouver ma grande prêtresse !

 

Retrouvez ce texte ainsi que 30 autres histoires tour à tour drôles, légères, nostalgiques voire un peu (ou beaucoup) érotiques par Jean Pierre Banville dans :

Catégories : Extraits. Mettre le permalien dans les favoris. Commentaires fermés sur Pied de Biche

Comments are closed.